Quinze ans. Cela fait quinze ans qu’en Bosnie-Herzégovine, dans les villes et villages autour de Srebrenica, des milliers de familles pleurent leurs victimes. Une souffrance pour des plaies encore béantes. Retour arrière.
En mars 1994, dans une ex-Yougoslavie en guerre, les casques bleus hollandais s’installent dans une usine désaffectée de Potocari, petite ville située à trois kilomètres de Srebrenica. La raison de leur présence ? Protéger la population musulmane des attaques de l’armée serbe de Bosnie. Au début de l’été 1995, 25.000 habitants de la périphérie de Srebrenica cherchent à rejoindre le camp de réfugiés installé par les forces des Nations unies. Seuls 5.000 femmes, enfants et personnes âgées peuvent être accueillis par le bataillon hollandais. Le 11 juillet 1995, le général serbe Ratko Mladic et ses troupes entrent dans la zone de Srebrenica pour prendre le contrôle de la ville. « Le 11 juillet 1995, nous sommes aujourd’hui dans la ville serbe de Srebrenica. La veille d’un grand jour pour la nation. Nous allons rendre la ville à la nation serbe. Le temps est venu de prendre notre revanche sur les musulmans », explique-t-il ce jour-là aux caméras de télévision.
À l’annonce de cette offensive, des milliers d’hommes et d’enfants se précipitent pour fuir la ville, traverser les montagnes et rejoindre Tuzla, à quelques dizaines de kilomètres au Nord-Ouest de Srebrenica. L’armée serbe déploie alors ses hommes dans les bois alentours. C’est le début d’une opération génocidaire à l’origine de la mort de milliers de bosniaques.
Aujourd’hui, les familles de victimes parlent encore avec douleur de leur impuissance face au drame. « Mon fils a tenté de s’enfuir par la forêt, se souvient Kada Hotic, porte-parole de l’association des Mères de Srebrenica et Zepa. Ses yeux foncés par l’âge et la douleur sur le visage d’une femme dont le fils n’a toujours pas été retrouvé. « Quand je l’ai vu la dernière fois, il y avait tellement de personnes autour de nous que je n’ai pas pu lui dire au revoir de la main. Et puis je l’ai appelé. Il s’est retourné. Et j’ai vu sa tête. Il m’a fait un geste de la main et c’est ma dernière image de lui», ajoute-t-elle sans pouvoir faire son deuil.
Hantée par le souvenir, le visage sombre, une autre membre de l’association a l’image de son fils tremblant de peur d’être sur la liste des victimes bien en tête. « Je me souviens très bien de la tête de mon fils pour la dernière fois et des grosses larmes qui coulaient sur son visage. Il avait des yeux noir olive. Il était terrifié. Il n’a rien dit. Il était tout tremblant. J’ai essayé de le reprendre des mains de l’armée chetnik (l’armée de Serbes de Bosnie, ndlr) en le serrant contre moi. Puis ils me l’ont pris à jamais. Je n’ai plus rien su de lui après ça ».
Le 11 juillet 1995 signe le début de l’opération génocidaire de l’armée des tchetniks. Les hommes du général Mladic ne laissent s’échapper pas grand monde. Hommes et garçons en fuite sont capturés. Pour le peloton d’exécution. Des coup de fusil déclenchés pour des balles dans le dos. Ou dans la tête. « Nous avons essayé de fuir en voiture. A un contrôle de l’armée chetnik, un des hommes armés a ordonné à mon mari de venir avec lui, puis m’a dit de partir, raconte Zumra Sehomerovic, une survivante aujourd’hui coordinatrice de l’association des Mères de Srebrenica et Zepa. Mon mari m’a juste dit que tout allait bien se passer… Je voulais emmener mon fils avec moi dans le camp de Potocari. «- Tu vas nous mettre aux mains de Serbes » m’a dit mon mari. « Nous partons à travers la forêt. Toi tu restes à Potocari. Ce qu’Allah décidera sera ».
Des 20.000 réfugiés restant, plus de la moitié figure sur la listes des victimes de Srebrenica établie par le CICR.
L’endroit ressemble à Christiania, le quartier le plus mouvementé de Copenhague. Nous sommes pourtant en Slovénie, à près de 2.000 kilomètres de la capitale danoise. A Ljubljana, dans la zone autonome de Metelkova, au milieu des sept bâtiments de 12.500 m2 implantés dans le quartier des hôpitaux, police et représentants de cet ancien camp militaire vivent une histoire chargée. Squatté en 1993, pris d’assaut par les skinheads nazis en 1994, l’ancienne base commandée par l’armée austro-hongroise en 1882 semble aujourd’hui calme et tolérée. En pleine journée, artistes, barmen, voyageurs installés à l’auberge de jeunesse, arpenteurs de rave-parties sur leurs fins, graphistes ou représentants d’associations culturelles font bon ménage.
La nuit tombée, les bars ouverts et la musique branchée, c’est le début d’un autre Metelkova. Les fêtards venus passer le week-end en ville, les sans-abri de Ljubljana ou les artistes “locataires” viennent boire un verre, discuter, danser et chauffer l’endroit. Un peu trop parfois. D’accolades en bousculades, la fête peut tourner aux poings. “Hier, vers cinq heures du matin, ça a dégénéré et une personne s’est fait assommer d’une bouteille éclatée sur la tête”, raconte, au petit matin, un employé de l’auberge Celica, ouverte en lieu et place de la prison qu’abritait le camp.
Depuis les premiers pas de la zone autonome en 1993, ce quartier au statut à part a toujours évolué dans la crainte de ne plus exister. Des programmes de développement envisagés par la municipalité et les politiques menacent Metelkova. Certains le verraient bien reconverti en centre commercial. Les problèmes internes des soirées violentes et vendeurs de drogues n’arrangent rien. Le ministère de l’Intérieur slovène resserre l’étau. “Aujourd’hui, la police est passée deux fois. Une vingtaine de leur véhicules était postée à l’entrée de l’hôpital d’à côté”, raconte Elena, étudiante en sociologie de 23 ans. Une scène qui revient de plus en plus fréquemment”, conclu-t-elle.
Pour le moment, les allers-et-venues des forces de l’ordre et les manifestations de soutien à l’autonomie de la zone et de la diversité de sa population sont sans violences. La richesse, la créativité, les festivals et la présence de l’unique Centre des Femmes slovènes du pays à Metelkova pour meilleure défense.
A part quelques railleries franco-italiennes ou deux trois accrochages verbaux devant un Chelsea - Inter Milan, mes 700 premiers kilomètres se déroulent sans côtoyer de conflits apparents….
Parti le 3 mars pour réaliser Paroles de conflits, je rencontre d’abord des routes noires de neige. En hiver, le Morvan et son manteau blanc offrent à mon vélo un tapis de coton. Dans les villes bourguignonnes de Vézelay, Avallon ou Châlons-sur-Saone, les habitants fascinent de générosité. Sous un soleil glacial ou des flocons aveuglants, les rencontres, tranquilles, réchauffent. Tandis que je poursuis mon chemin, un garde forestier parcourt à cheval les forêts alentours duSaussoy, un restaurateur du Châtel-Censoir dans l’Yonne part organiser une réception à Auxerre…
Saut de puce vers l’Italie. J’occulte la chaîne des Alpes et ses dénivelés par le train Grenoble – Turin : ménager sa monture pour une année de vélo est le maître mot ! Arrivée dans la capitale du Piémonttraversée par le Pô et première rencontre cyclo-cycliste. Un Français part rouler deux ans et demi en récoltant un euro par kilomètre parcouru, une somme reversée entièrement à un centre de recherche pour la lutte contre le cancer.
Arrivée en Slovénie, l’actualité me projette déjà au cœur des tensions qui crispent encore la belle péninsule des Balkans. Le gouvernement de Ljubljana, hôte d’un sommet UE-Balkans le samedi 20 mars, doit se résigner à n’accueillir finalement qu’une simple conférence régionale, après avoir vu la Serbie annuler sa participation en signe de protestation contre la présence du Kosovo dans les débats. En discutant avec Povse Bostjan, un solide slovène de 52 ans, dirigeant d’une imprimerie de Ljubljana depuis 1980, je comprends qu’aux yeux d’une partie de la population de la région, le fatalisme règne : « La Serbie considèrera toujours le Kosovo comme sa province méridionale », explique-t-il.
La France et l’Italie tout juste traversés et la poudrière des Balkans montre ses premières traces.
Roadmap : Paroles de conflits se dirige se dirige vers le Japon. Prochaine étape, Srebrenica. En passant par Sarajevo. Arrivée prévue le 30 mars, après quelque 1400 kilomètres parcourus à vélo.
Srebrenica - Tiraspol : du 15 avril au 15 mai
Tiraspol – Sebastopol : du 30 mai au 5 juin
Sebastopol - Tbilissi : du 20 juin au 5 juillet
Tbilissi – Bakou : du 20 au 30 juillet
Bakou – Tachkent : du 15 août au 15 septembre
Tachkent – Urumqui : du 25 septembre au 30 octobre
Urumqi – Séoul : du 10 novembre au 10 décembre
Séoul – Hiroshima : du 25 décembre au 10 janvier 2011
Le journaliste Raphaël Beaugrand, trop jeune pour avoir connu la guerre ou même entendu ses grands-parents en parler, s’interroge sur la façon dont le conflit marque les populations et l’être humain. Comment vit-on avec l’insécurité? Comment accepte-t-on les pertes, les drames de la séparation et de l’exil? Comment les gens se reconstruisent-ils? Quelles sont les hantises qui persistent? Quels sont leurs espoirs?
Alors qu’en France, les mémoires s’effritent et les récits de guerre semblent obsolètes, sur le continent eurasiatique les tensions écloses avec la Seconde Guerre mondiale persistent. Raphaël Beaugrand a donc décidé de partir pour excentrer sa perception de l’histoire et écouter les paroles de ceux qui vivent encore le conflit au présent.
Violences politiques ou militaires, affrontements ethniques, combats armés, répressions violentes, positions gelées : quelle que soit sa nature ou sa temporalité, le conflit touche encore de nombreuses populations, y compris sur des terres atteignables en vélo, en quelques jours, semaines ou mois…
Malgré la difficulté, le vélo est un choix évident pour Raphaël Beaugrand. Journaliste pour le webzine vidéo Theartpack.fr et amoureux de grandes traversées, Raphaël va passer plusieurs mois à parcourir les routes du continent eurasiatique. Pour l’hebdomadaire Le Point entre 2007 et 2009, il expérimente ce que ce mode de déplacement apporte à ses reportages autour de sujets sensibles auprès de populations souvent réticentes.
Moyen de transport et vecteur de communication, le vélo multiplie les opportunités de rencontres, d’imprévus. Il attire la sympathie et délie les langues… Il met le reporter dans une position de proximité et d’humilité qui lui permet d’entrer en contact direct avec les populations et d’être accepté chez l’habitant, avec sa caméra.
Entre Srebrenica et Hiroshima, deux villes tristement connues pour l’atrocité des conséquences de la guerre, le reporter Raphaël Beaugrand a tracé une route en ligne droite.
Pendant un an, seul et à vélo, il roule le long de cet axe à travers des pays encore secoués par le conflit et ses relents.
Dans les Balkans, sur le littoral de la mer Noire, dans le Caucase Sud, le long des côtes de la mer Caspienne, dans les plaines ouzbèques, au milieu des montagnes du Xinjiang, dans la péninsule coréenne ou l’archipel japonais, il vit au quotidien des expériences uniques et multiplie les échanges avec les habitants.
Il marque des pauses dans 9 “villes de conflits”, qui jalonnent le parcours, pour échanger plus longuement avec des témoins ou des victimes et recueillir leur témoignage.
Tout au long de ce voyage de 16 000 kilomètres, sur les écrans web et mobile, le documentaire de Paroles de conflits suit la progression du reporter. Il se construit autour de courtes vidéos quotidiennes prises avec un téléphone portable, et d’interviews vidéos hebdomadaires filmées à la caméra.
Au bout de la route, un film documentaire “traditionnel” verra le jour, avec un recul et un regard nouveaux sur l’aventure vécue et les témoignages recueillis.
Cette approche multimédia permet de faire partager au public toutes les dimensions contenues dans le projet Paroles de conflits : le voyage, la découverte, les rencontres, la réflexion sur le conflit, la transmission de témoignages et de mémoires douloureux… Elle permet aussi de proposer au public une pluralité de regards pour que chacun s’implique à sa façon.